Prix de transfert - Principes OCDE - Piliers 1 et 2 : STOP ou ENCORE ? - Les travaux de l'OCDE, du Cadre inclusif et du G20 pour développer une solution de consensus répondant aux défis fiscaux soulevés par la numérisation de l'économie se poursuivent, malgré les tensions avec les États-Unis, sur une base fragile de négociation et sans certitude quant à leur aboutissement.
2. Les débats nationaux, régionaux et internationaux concernant les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l'économie sont omniprésents ces dernières années. D'une part, des taxes sur les services numériques ont été adoptées de manière unilatérale, avec des contours différents, par plus d'une quinzaine de juridictions, et font également l'objet d'un projet de directive de la Commission européenne de 20181. À ce jour, l'entrée en vigueur de ces taxes est, pour la plupart d'entre elles, conditionnée par l'absence d'obtention d'un accord international sur la fiscalité numérique. D'autre part, donc, l'OCDE, le Cadre Inclusif et le G20 mènent tambour battant un « Programme de travail pour développer une solution de consensus répondant aux défis fiscaux soulevés par la numérisation de l'économie »2. Cette solution repose actuellement sur deux piliers complémentaires, le Pilier 1 sur la répartition des droits d'imposition entre juridictions et le Pilier 2 concernant les bénéfices peu ou pas imposés. L'obtention d'un consensus sur cette solution devrait permettre le retrait ou l'abandon de la plupart des mesures unilatérales.
Le Programme de travail du Cadre inclusif prévoyait un accord d'ici la fin 2020. Malgré les efforts considérables déployés par l'OCDE et les pays membres du Cadre Inclusif, le calendrier s'avère plus complexe que prévu. Nous profitons de cet article pour faire le point sur les récents développements en nous concentrant sur ceux afférents au Pilier 1.
Un rythme très soutenu et ambitieux sur la seconde moitié de 20193. Le Secrétariat de l'OCDE a publié en octobre et novembre 2019 deux documents pour consultation publique détaillant ses propositions relatives à ces deux piliers:
> Le Pilier 1 modifierait en profondeur le système fiscal international afin d'allouer davantage de droits d'imposer aux États des utilisateurs de services électroniques et aux juridictions de marché (y compris pour les entreprises hors secteur numérique qui sont en en relation étroite avec les consommateurs, ou "client facing businesses", notion qui reste à définir). Pour une revue de ces modifications, nous renvoyons à l'excellente contribution de Daniel Gutmann dans cette revue3. Rappelons simplement que la proposition du Secrétariat impliquerait une allocation des profits articulée en 3 montants : le montant A étant une fraction présumée du bénéfice résiduel, allouée aux juridictions de marché sur la base d'une formule de calcul préétablie; le montant B, une rémunération fixe pour les activités de marketing et de distribution standard effectuées dans les juridictions de marché et le montant C visant à établir un mécanisme contraignant de prévention et de résolution des différends sur l'intégralité de la proposition, en ce inclus les éventuels profits additionnels à attribuer aux juridictions de marché si les fonctions locales excèdent les fonctions standard rémunérées par le montant B.
> Le Pilier 2 développe une Proposition globale de lutte contre l'érosion de la base d'imposition (« GloBE ») et s'articule autour de quatre composantes : une règle d'inclusion du revenu, une règle relative aux paiements insuffisamment imposés, une règle de substitution à insérer dans les conventions fiscales et une règle d'assujettissement à l'impôt qui compléterait la règle relative aux paiements insuffisamment imposés.
4. Les multinationales concernées par ces nouvelles règles ont accueilli ces propositions de manière globalement positive, tout en insistant fortement, dans leurs commentaires relatifs au Pilier 1 et au Pilier 2 lors des consultations publiques tenues fin 2019, sur la nécessité d'apporter d'importants éclaircissements quant à leur champ d'application et aux nombreuses difficultés techniques et pratiques qu'elles soulèvent.
5. L'accueil réservé par les États a été contrasté :
- en Europe, à titre d'exemple, Bruno Le Maire a affirmé que les travaux de l'OCDE en la matière constituent « une base de travail prometteuse »4, et son homologue allemand les a qualifié de « base raisonnable pour les négociations à venir »5 ;
- outre-Atlantique, par un courrier adressé au Secrétariat de l'OCDE daté du 3 décembre 2019, le Secrétaire du Trésor américain Steven Mnuchin a indiqué que malgré le soutien des États-Unis aux « discussions de l'OCDE visant à résoudre les problèmes rencontrés par le système fiscal international », il proposait de transformer le Pilier 1 en un régime de protection optionnel (« safe-harbor »). Cette proposition des États-Unis a été reçue assez froidement par l'OCDE et certains États membres, faisant présager d'importantes difficultés dans les négociations.
En janvier 2020, et au regard des discussions intervenues lors des consultations publiques, les 137 pays membres du Cadre Inclusif ont publié une déclaration dans laquelle ils approuvent les contours de l'Approche Unifiée du Pilier 1 qui sera le point de départ des négociations, se félicitent des progrès accomplis au regard du Pilier 2 et précisent que d'autres travaux doivent être entrepris. Ce faisant, ils affichaient un calendrier ambitieux puisqu'ils souhaitaient obtenir un socle d'accord politique début juillet et s'engagaient « à trouver un accord sur une solution faisant consensus d'ici à la fin de l'année 2020 ».
Un calendrier chamboulé par la COVID-19 et des tensions politiques avec les États-Unis6. Au cours de la quinzième édition de l'OECD Tax Talks en mai 2020, Pascal Saint-Amans s'est montré rassurant, affirmant que malgré la crise sanitaire et économique, de nombreux pays ont fait part à l'OCDE de leur souhait de continuer les travaux afin de respecter le calendrier initialement prévu. Indiquant que des notes techniques détaillées sur différents éléments des Piliers 1 et 2 étaient en cours de préparation et seraient partagées pendant l'été, il a annoncé que la réunion du Cadre Inclusif, prévue pour le mois de juillet et repoussée à octobre 2020, devrait permettre l'adoption d'un ensemble de mesures.
Ce volontarisme a toutefois été freiné par les États-Unis. Dans un courrier du 12 juin 20206, le Secrétaire Mnuchin a indiqué son souhait de demander à l'OCDE de continuer les négociations pour obtenir un accord sur le Pilier 2 d'ici à la fin de l'année, mais de suspendre les négociations relatives au Pilier 1. Ce courrier n'a pas été adressé à l'ensemble des membres du Cadre Inclusif, mais aux Ministres des Finances français, italien, espagnol et britannique (donc de quatre des juridictions ayant adopté une taxe sur les services numériques), ainsi qu'au Secrétaire Général de l'OCDE, Angel Gurría, envoyant ainsi un message politique fort.
7. Sur le fond, le message du Secrétaire Mnuchin est que les États-Unis ne peuvent pas accepter en l'état les modifications proposées qui ont pour conséquence « d'imposer plus lourdement un petit nombre de sociétés principalement américaines »7. Les États-Unis considèrent que les négociations sont dans une impasse et réaffirment leur opposition à la multiplication des mesures unilatérales, tout en menaçant les juridictions qui en mettraient en place de mesures de rétorsion8.
Concernant le calendrier des travaux, le Secrétaire Mnuchin considère que les défis présentés par le Pilier 1 sont nettement plus modestes que ceux soulevés par les difficultés économiques issues de la crise de la COVID-19 et invite donc les gouvernements à se concentrer davantage sur ces derniers, estimant que précipiter les négociations sur le Pilier 1 ne serait que distraction.
8. Le 17 juin 2020, les Ministres des Finances concernés ont fait front dans une réponse commune, considérant que repousser les travaux témoignerait d'un échec collectif et que l'absence d'un accord en 2020 n'aurait pour conséquence que d'accélérer l'essor de mesures unilatérales. Estimant que les géants du numérique, quelle que soit leur juridiction d'origine, sortiraient plus forts et plus profitables de la crise actuelle, que celle-ci confirme donc la nécessité de mettre en œuvre un système permettant d'allouer le droit d'imposer les profits réalisés par les multinationales sans nécessairement nécessiter de présence physique, et que les menaces et les sanctions commerciales ne peuvent permettre d'atteindre l'unité nécessaire entre les États pour combattre la crise économique sans précédent que nous traversons.
9. Dans ce contexte tendu, plusieurs organisations représentatives des entreprises comme le Business at OECD (BIAC) et l'USCIB ont appelé toutes les parties prenantes, dont les États-Unis, à travailler ensemble afin d'atteindre un consensus et une solution commune. Ces messages semblent avoir été entendus et les États-Unis ont finalement décidé de poursuivre les négociations sur le Pilier 1 et indiqué qu'ils assisteraient aux prochaines réunions de travail prévues pour le mois de juillet9.
Un nouvel élan pour un consensus avant la fin 2020 ?10. Lors de son audition par le Comité des affaires économiques et monétaires du Parlement européen le 13 juillet 2020, Pascal Saint-Amans a ouvert la porte à l'obtention d'un accord en 2021, tout en évoquant la possibilité d'une approche en deux temps consistant à séparer le Pilier 1 et le Pilier 2, ce dernier pouvant plus raisonnablement faire l'objet d'un accord politique dès la fin 2020. Dans le communiqué publié à l'issue de la réunion des Ministres des Finances du G20 du 18 juillet 2020, les Ministres ont semblé plus optimistes, réaffirmant leur engagement à parvenir à un consensus cette année10. Cet objectif a été relayé par Pascal Saint-Amans au cours de l'OECD Tax Talk du 22 juillet 2020.
11. Actuellement, les groupes de travail mettent à profit la situation sanitaire pour multiplier les réunions virtuelles qui présentent l'avantage de permettre des réunions extrêmement fréquentes avec un plus grand nombre de participants (plus de 450 participants représentant 127 pays à la dernière réunion du Cadre Inclusif !). Ils développent deux documents « blueprints », détaillant les aspects techniques de chaque pilier.
12. Sur le fond, bien que rien n'ait été publié à ce jour, le Secrétariat de l'OCDE a fourni quelques indications sur le contenu et les points qui seront traités dans le blueprint du Pilier 1 :
- même si un safe harbor à l'américaine ne semble pas avoir retenu les faveurs du Cadre Inclusif, un effort important de simplification devrait être entrepris ;
- afin de faciliter la mise en œuvre par les administrations et les contribuables, le blueprint devrait proposer des seuils de déclenchement élevés et une mise en œuvre par phases. Le Pilier 1 ne serait donc appliqué dans un premier temps qu'à quelques contribuables, avant que son champ soit éventuellement élargi ;
- des travaux sont menés pour déterminer les situations dans lesquelles les groupes devraient ou pourraient utiliser des données financières segmentées (par activité, par région, etc.) pour déterminer s'ils entrent dans le champ du Pilier 1 et pour déterminer le montant A éventuellement dû ;
- l'application du Pilier 1 aux entreprises en relation étroite avec les consommateurs (hors numérique) a été à nouveau confirmée, mais des règles de simplification devraient être proposées. En particulier, il s'agirait d'éviter qu'un groupe puisse être redevable d'un montant A dans une juridiction où il n'est pas en position de savoir si des ventes ont eu lieu (par exemple, vente de produits à un tiers situé dans un pays, qui les revend dans plusieurs autres pays de la région) ;
- le Cadre Inclusif s'interroge sur la possibilité d'intégrer une règle visant à éviter l'allocation d'un montant A à une juridiction où opère une entité ayant déjà droit à une part du profit résiduel en application de la politique prix de transfert ;
- la création d'une procédure en deux temps a été évoquée, permettant à un panel international de se prononcer sur la détermination de l'application du Pilier 1 à un groupe donné, et le cas échéant sur la détermination du montant A dû ;
- il semble en revanche que le montant C soit en passe d'être remplacé par un simple engagement à améliorer la prévention et la résolution des différends (au lieu d'un mécanisme automatique et contraignant pour les États).
13. Les travaux vont continuer tout l'été et à la rentrée avec pour objectif d'inviter le Cadre Inclusif à finaliser ces blueprints lors de sa réunion des 8 et 9 octobre 2020, avant une présentation aux Ministres des Finances du G20 fin octobre et aux chefs d'État du G20 en novembre 2020 (pour accord ?).
Malgré ce nouvel élan, les chances de trouver un consensus mondial sur les deux Piliers d'ici la fin de l'année reposent sur une base de négociation très fragile et largement affectée par la COVID-19, les prémices d'une guerre commerciale et les élections américaines prévues pour le mois de novembre 2020. Les prochains mois seront donc cruciaux. Dirigeons-nous vers un accord international historique et le retrait des mesures unilatérales, et si oui les termes de cet accord permettront-ils aux États d'atteindre leurs objectifs tout en offrant aux contribuables la sécurité juridique nécessaire ? Ou poursuivrons-nous cette période d'incertitude, animée par la prolifération des litiges, des mesures unilatérales et des mesures commerciales de rétorsion ?