#Mots-clés: Démembrement de propriété, usufruit, conversion, rente viagère, convention, donation, charge, droits de mutation à titre gratuit, DMTG
#Auteur: Guillaume¤ DROUOT
#Qualités: Professeur à l’université de Bordeaux
#Auteur: Thibault¤ de KILMAINE
#Qualités: Conseiller en gestion de patrimoine
L’usufruit peut faire l’objet d’une conversion en rente viagère, laquelle conversion peut avoir différentes origines. Or, l’administration fiscale suggère de traiter ces conversions différemment, réservant un sort particulièrement défavorable à la conversion prévue conventionnellement. Une analyse civiliste de la conversion tend à montrer que rien ne justifie cette sévérité.
1. Introduction - Un arrêt relativement récent, rendu en matière de cession de droits sociaux, a semble-t-il marqué un tournant dans l’analyse de l’usufruit par la Cour de cassation1. Afin de rendre compte de la solution, une partie de la doctrine a estimé qu’elle reposait sur l’abandon de la théorie faisant de l’usufruit un démembrement de la propriété, théorie retenue par la cour d’appel dont la décision a été cassée. Si tel est le cas, si la Cour de cassation entend effectivement abandonner la vision de l’usufruit comme démembrement de la propriété, certaines mesures fiscales mériteraient sans doute d’être revues2, ainsi que certaines appréciations au sein du Bulletin officiel des finances publiques (BOFiP) 3.
2. Présentation - Classiquement, les droits patrimoniaux sont répartis selon une distinction célèbre, celle qui oppose les droits réels aux droits personnels. Il y a ainsi « ceux qui portent sur une chose (droits réels) » et ceux qui portent « sur une personne (droits personnels) »4. Quoi que l’on pense d’une telle répartition, force est de constater que le passage de l’un à l’autre est prévu par le code civil. Il en va ainsi de l’usufruit, droit réel, pouvant être converti en rente viagère, droit personnel. La conversion est prévue à l’article 618 (droit commun de l’usufruit) et aux articles 759 et suivants, ces derniers formant un paragraphe consacré à la conversion de l’usufruit du conjoint survivant. En dehors de ces hypothèses prévues par la loi et dont l’une est judiciaire (celle de l’article 618), rien n’interdit à des parties constituant conventionnellement un usufruit de stipuler la possibilité de convertir ce dernier en rente viagère5. Ainsi du propriétaire qui effectuerait la donation d’un immeuble en se réservant l’usufruit avec la faculté de convertir l’usufruit ainsi retenu en rente viagère. On peut, plus précisément, imaginer une personne âgée, propriétaire de son logement, qui décide de donner la nue-propriété à un tiers, en se réservant l’usufruit, avec une clause ouvrant la faculté de conversion. Opération somme toute fort classique de donation, avec réserve d’usufruit, permettant de répondre à un souci d’organisation et d’anticipation d’une transmission patrimoniale. Avec le temps, le logement peut se trouver être inadapté aux besoins de l’usufruitier. Aussi peut-il être opportun pour cette personne de déménager et d’obtenir, à la place de l’usufruit, une rente viagère lui permettant, par exemple, de payer les loyers d’un plus modeste logis ou plus généralement de disposer de ressources financières, adaptées aux besoins de son grand âge. Attardons-nous précisément sur cette figure de la constitution d’un usufruit par rétention avec clause de conversion en rente viagère, en postulant que la rente a la même valeur que l’usufruit (la conversion est opérée « honnêtement »6).
3. Traitement fiscal - Cette conversion conventionnelle de l’usufruit en rente viagère n’a pas échappé à l’attention de l’administration fiscale qui, à travers le BOFiP, indique le traitement fiscal suivant de l’opération : « Cette conversion de l’usufruit en rente viagère qui s'analyse en un complément de donation avec charge, dès lors qu’elle est effectuée en application d'une clause d’un acte de donation antérieur, entre les mêmes personnes, doit être soumise aux droits de mutation à titre gratuit.
4.Analyse en droit civil - Le traitement fiscal semble dépendre de la lecture suivante de l’opération de conversion : le donataire jusqu’alors nu-propriétaire, grâce à la conversion, devient plein propriétaire. Il pourra jouir pleinement des utilités de la chose. Le passage d’un état à un autre, de la qualité de nu-propriétaire à celle de plein propriétaire, s’effectue donc visiblement par l’obtention d’un complément. L’abusus a été complété par l’usus et le fructus. En d’autres termes, le nu-propriétaire aurait bénéficié d’un complément de donation : il a reçu l’usufruit, complément qualifié également de « fraction de la valeur de la propriété entière » par le BOFiP. Simplement, ce complément est accompagné d’une obligation, celle de payer une rente viagère au donateur. Il y aurait donc tout simplement une nouvelle donation - celle de l’usufruit - grevée d’une charge - l’obligation de payer la rente viagère. Et cette charge ne peut être admise pour diminuer la valeur de ce complément de donation portant sur l’usufruit, nous dit le BOFiP. Cette analyse est-elle convaincante ? La question se pose d’autant plus que la conversion en rente viagère de l’usufruit ne fait pas l’objet d’un traitement fiscal unique. Voyons pourquoi, en partant cependant toujours de l’analyse civile.
5. La charge comme contrepartie - Une autre lecture de l’opération de conversion pourrait être la suivante. L’usufruitier, lorsqu’il choisit d’opérer la conversion, effectuerait une cession à titre onéreux. La conversion s’analyserait alors en une sorte d’exécution d’une promesse d’achat de la part du nu-propriétaire : le donateur-usufruitier détient une option lui permettant de vendre l’usufruit au donataire-nu-propriétaire, le prix de la cession étant une rente viagère. Dans ce cadre, il n’y a plus donation avec charge, mais vente. Le BOFiP n’ignore pas cette possibilité puisque lorsque la conversion n’est pas due à la mise en œuvre d’une clause présente dans la donation de départ, la conversion de l’usufruit en rente viagère peut être qualifiée de mutation à titre onéreux : « Dans les autres hypothèses, et notamment dans le cas où la faculté de conversion n’a pas été réservée dans une donation préalable, l’acte par lequel une rente est substituée à un usufruit s'analyse, selon le cas, en une mutation à titre onéreux, la rente constituant le prix de la cession de l’usufruit, ou en une libéralité avec charge »9. La qualification dépendra notamment de l’intention de l’usufruitier, de son animus donandi, « des liens de parenté existant entre les parties » et de « la valeur comparée de la rente et de l’usufruit », nous dit le BOFiP au même endroit.
6. Analyse du postulat : l’absence de démembrement - Plus radicalement, on peut se demander si le fond du problème n’est pas dans l’analyse de l’usufruit retenue. Jusqu’ici nous raisonnons à partir du postulat que le passage de la nue-propriété à la pleine propriété s’opère par l’obtention d’un morceau supplémentaire de propriété, morceau obtenu en échange du paiement de la rente. Pourtant, un autre point de départ nous semble possible. On peut soutenir en effet qu’il n’y a pas de division de la propriété entre nu-propriétaire et usufruitier : il y a un propriétaire, pour qui la libre utilisation de la chose est le principe, laissant, à titre d’exception, autrui profiter de certaines utilités liées à sa chose. Pour le dire autrement, avec les mots de Vareilles-Sommières, « la nue-propriété est toujours la propriété, comme un homme endormi, évanoui, paralysé, est toujours un homme. Elle est toujours le droit de tirer en principe tous les services de la chose ; elle est le droit de tirer de la chose tous ses services exceptés ceux que pendant un certain temps retient le droit de l’usufruitier »13 ; « les droits réels constitués par la loi ou par le propriétaire lui-même, en apportant des exceptions à la liberté d’action de ce dernier, ne dénaturent point un droit qui comporte des exceptions en nombre illimité »14. Cette conception de l’usufruit, fort distincte de celle qui fait de l’usufruit un démembrement de la propriété, a été récemment exposée et défendue avec force par M. Libchaber dans son commentaire de la décision de la Cour de cassation rendue le 30 novembre 2022 et citée en introduction. S’il est impossible de reprendre ici l’ensemble de son propos, citons simplement un passage révélateur de sa position : « les droits réels sur la chose d’autrui ont été progressivement organisés sur le modèle de la création de l’usufruit, et constituent des concessions au titulaire d’un certain nombre d’utilités de la chose. Ces concessions paralysent les droits effectifs du propriétaire sans attenter à sa propriété ; elles opèrent en faveur du titulaire du droit réel, temporairement, sans les retirer au propriétaire qui subit seulement l’interdiction de les exercer pendant ce temps »15, ce qui l’amène à préciser qu’en présence d’une constitution d’usufruit, « aucune prérogative sur la chose n’a été transférée de l’un à l’autre, mais le propriétaire s’est interdit, ou s’est vu interdire, d’exercer concurremment les utilités qui profiteront temporairement au titulaire »16.
7. Obligation réelle -Dans cette vision de l’usufruit, « rapport singulier à la propriété d’autrui » et non « morceau de propriété », l’accent peut être mis sur les liens qui sont noués entre le propriétaire et l’usufruitier, lesquels apparaissent tout à la fois comme créanciers et débiteurs17. Si l’on se concentre sur la situation du propriétaire d’un bien soumis à usufruit, ce dernier est ainsi débiteur d’une obligation réelle. Selon Ginossar, « les démembrements, droits réels sur la chose d’autrui, sont tous des droits relatifs, des droits de créance ou d’obligation, dont le sujet passif est une personne individuellement déterminée, à savoir, le maître de la chose grevée, l’ “autrui” dont la chose est affectée par le droit réel (tiers détenteur, nu-propriétaire, propriétaire du fonds servant) »18. Ainsi, en présence d’un usufruit, le propriétaire, débiteur de l’obligation réelle, doit laisser l’usufruitier, créancier de cette obligation, jouir de la chose.
8. Analyse de la conversion d’usufruit - Qu’advient-il en présence d’une conversion ? L’obligation ou la charge du propriétaire change, puisqu’il n’a plus à laisser autrui profiter de certaines utilités de la chose, il doit désormais payer la rente. Sa situation est d’une certaine manière identique : il est toujours débiteur ou tenu de quelque chose, mais la structure de la dette a changé. Avec l’usufruit, il suffisait, pour le dire rapidement, de laisser autrui jouir de son bien. Désormais, il lui faudra payer une somme, régulièrement, à défaut de quoi une exécution forcée sur l’ensemble de ses biens sera possible19. Ce qui importe, selon nous, est de percevoir que du point de vue du propriétaire sa situation n’est pas bouleversée : à une dette, certes particulière, car réelle, succède une autre, personnelle. Il n’est pas question d’assimiler les deux situations, dont nous ne pouvons nier les différences, mais d’insister sur l’absence de changement radical pour notre propriétaire débiteur de l’obligation réelle puis de la rente viagère. Il importe notamment de combattre l’illusion d’optique consistant à soutenir que, grâce à la conversion, il deviendrait plein propriétaire, que ce serait bien là le plus important, et que ce ne serait qu’accessoirement qu’il devrait payer une rente viagère. Si l’on voulait forcer le trait à notre tour et inverser l’illusion d’optique, nous pourrions voir dans la conversion une sorte de novation20 ou d’obligation alternative21, convenue entre les parties puis laissée, pour la mise en œuvre, à la discrétion du donateur-créancier, sans que cela ne change le statut réel du donataire-propriétaire. Les propositions mériteraient une étude plus rigoureuse (nous n’ignorons pas, notamment, le rempart dressé par Carbonnier entre droit réel et droit personnel en matière de novation22) mais elles permettent de sentir, à défaut de démontrer, que la situation du propriétaire n’est pas bouleversée au point de voir en lui une personne doublement gratifiée lorsqu’après avoir reçu une propriété grevée d’un usufruit, cet usufruit laisse place à une rente viagère.
9. Conclusion : l a conversion de l’article 759 du code civil- En définitive, que l’on voie dans la conversion de l’usufruit en rente viagère une cession ou le jeu d’une novation ou d’une obligation alternative, il ne semble pas possible de retenir la qualification de donation avec charge, du moins tant que les valeurs sont équivalentes, ce qui est ici notre postulat. Terminons en mentionnant un troisième et dernier traitement fiscal, celui de la conversion opérée en vertu de l’article 759 du code civil. On sait que le conjoint survivant peut bénéficier d’un usufruit légal ou conventionnel (lato sensu : donation au dernier vivant ou legs). Une faculté de conversion de l’usufruit en rente viagère est alors prévue par l’article 759 du code civil, dont le régime fiscal ne dépend pas des situations envisagées précédemment. Selon le BOFiP, « lorsqu’elles résultent de l’application de l’article 759 du C. civ., il est admis que les conversions en rente viagère de l’usufruit légal conféré au conjoint survivant ou légué par le défunt, n’opèrent pas mutation et constituent un acte d’exécution passible du droit fixe des actes innomés »23. Ne serait-ce pas le traitement fiscal à retenir pour toutes les hypothèses de conversion, au regard de l’analyse civile de l’usufruit et de sa conversion ? Tel était d’ailleurs le cas avant 1982, en vertu d’une réponse ministérielle publiée en 197824. Et c’est par une instruction de 198225, donc, que l’administration fiscale a décidé de revenir sur cette solution, qui soumettait toutes les conversions d’usufruit en rente viagère au droit fixe des actes innomés, pour suggérer le système actuel tripartite - c’est-à-dire distinguant selon que la conversion s’opère en vertu d’une clause, de l’article 759 du code civil ou d’une autre modalité. L’analyse civile de l’usufruit invite à unifier le traitement fiscal de sa conversion en rente viagère ou à tout le moins à abandonner le postulat d’un complément de donation.