#Mots-clés: Dividendes, dividendes sortants, Retenue à la source, sociétés européennes, Exonération, Bénéficiaire effectif, Compatibilité, Droit de l’Union européenne, Liberté d’établissement, Abus de droit rampant
#Article du CGI/LPF: 119 bis, 119 ter
#Convention fiscale: Luxembourg (1958), Allemagne (1959)
#Pays: Luxembourg, Allemagne
La présente affaire porte sur l’application de la notion de bénéficiaire effectif pour l’exonération de la retenue à la source en cas de versement de dividendes à une société luxembourgeoise (CGI, art. 119 ter) et plus généralement sur la compatibilité de ces dispositions avec le droit de l’Union européenne.
Il ressort des faits de l’espèce que la société requérante, Foncière Vélizy Rose (FVR), a été créée en 2007 par un groupe allemand afin d’acquérir un ensemble immobilier dans les Yvelines. En 2011, ce groupe immobilier allemand a cédé ses actions à une société luxembourgeoise, Vélizy Rose Investment SARL (VRI), regroupant 6 investisseurs dont quatre fonds d’investissement résidents de l’île de Guernesey, une personne physique résidente d’Allemagne et une société luxembourgeoise Dewnos.
En 2014, l’ensemble immobilier a été vendu par la société française à un pool bancaire ; les banques ne souhaitant pas d’actionnaires indirects à Guernesey, Dewnos est devenue associée unique de VRI mais les fondateurs sont restés liés dans les mêmes proportions par un contrat de fiducie selon lequel Dewnos reversait 90 % des dividendes aux membres de la fiducie.
Le 2 juillet 2014, la société française a versé à la société luxembourgeoise VRI un acompte sur dividendes de 3,6 M€ sur lequel aucune retenue à la source n’a été prélevée sur le fondement de l’article 119 ter du CGI au motif que la société bénéficiaire était une société de droit luxembourgeois.
Le 3 juillet 2014, soit le lendemain, la société mère luxembourgeoise a reversé, alors qu’elle ne disposait pas d’autres fonds disponibles, l'intégralité de l’acompte sur dividendes versé par sa filiale française à son actionnaire unique luxembourgeois qui en a conservé 360 K€ (soit 10 % de sa participation initiale dans la société commune) et a reversé le reste aux membres de la fiducie.
À l’issue d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices clos les 31 décembre 2013, 2014 et 2015, l’administration fiscale a notamment remis en cause l’exonération de retenue à la source dont la société française s’était prévalue à raison de l’acompte sur dividendes versé au cours de l’année 2014.
Le Conseil d’État rejette le pourvoi de la société conformément aux conclusions du rapporteur public et confirme la décision de la CAA. Méthodiquement, la haute juridiction administrative écarte chacun des moyens soulevés par la requérante :
> au point 4 de l’arrêt, le Conseil d’État écarte le moyen soulevé par la société tiré d’un abus de droit rampant. Il relève que l’administration s’est bornée à vérifier la condition objective de la qualité de bénéficiaire effectif pour l’application de l’article 119 ter du CGI. En l’espèce, le Conseil d’État souligne que l’administration n’a remis en cause ni la création, ni la substance ni l’interposition de la société VRI mais a seulement constaté que cette société n’était pas le bénéficiaire effectif de l’acompte sur dividendes ;
> au point 11 de l’arrêt, il est précisé que la qualité de bénéficiaire effectif s’apprécie flux par flux. Ici le rôle de simple entité-relais était établi notamment par le calendrier de reversement (montant distribué reversé le lendemain à son associée unique), l’absence d’autres fonds disponibles, la détention du capital par un associé unique et l’activité consistant uniquement à porter les titres de la société française. C’est une Illustration de ce que le concept de bénéficiaire effectif fragilise les holdings qui n’ont pas vocation à conserver les revenus versés par les filiales, quand bien même elles ne seraient pas dépourvues de substance ;
> aux points 5 à 11 de l’arrêt, sur l’examen de la compatibilité des articles 119 bis et 119 ter du CGI avec la liberté d’établissement :
- au point 7 : est évoqué le moyen le plus délicat et très sensible au regard du régime mère-fille compte tenu de l’argumentation développée par la société.
La société invoquait l’existence d’une discrimination résultant de la comparaison entre deux traitements fiscaux des flux financiers entre mères et filiales : celui prévu à l’article 119 ter du CGI pour les dividendes sortants, et celui prévu aux articles 145 et 216, s’appliquant tant aux dividendes entrants qu’aux distributions purement internes.
La société soutenait ainsi que la condition tenant à la qualité de bénéficiaire effectif pour pouvoir bénéficier de l’exonération de retenue à la source en vertu de l’article 119 ter, n’est pas exigée pour l’application aux distributions entre sociétés établies en France du régime mère-fille, ce dont il résulterait un traitement des sociétés-relais à raison de distributions de leurs filiales françaises moins favorable lorsqu’elles ont leur siège à l’étranger que lorsqu’elles ont leur siège en France.
Le raisonnement du Conseil d’État pour écarter le moyen se déroule en 3 temps :
1°) le Conseil d’État, d’une part, reprend, en la transposant à la directive 2011/96/UE du 30 novembre 2011, la solution dégagée dans la décision du 5 juin 2020, Sté Eqiom (CE, 5 juin 2020, n° 423809, Sté Eqiom et Sté Enka, concl. E. Bokdam-Tognetti : Lebon T., p. 670-705 ; FI 3-2020, n° 9, § 5, comm. S. Austry) qui a jugé, en se fondant sur l'arrêt de la CJUE du 26 février 2019, T Danmark (CJUE, gde ch., 26 févr. 2019, C-116/16 et C-117/16, T Danmark e.a. : FI 2-2019, n° 5.2), que le 2 de l'article 119 ter du CGI, en ce qu'il subordonne le bénéfice de l'exonération de retenue à la source à la condition que la personne morale qui perçoit les dividendes justifie auprès du débiteur ou de la personne qui en assure le paiement qu'elle en est le bénéficiaire effectif, n’est pas incompatible avec les objectifs de la directive ;
2°) le Conseil d’État, d’autre part, reprend la solution dégagée dans la décision du 15 décembre 2014, Sté Technicolor (CE, 15 déc. 2014, n° 380942, SA Technicolor : Lebon T.), selon laquelle il convient d’interpréter les dispositions du régime mère-fille conformément au droit dérivé, y compris lorsqu’il s’applique à des situations seulement régies par le droit interne.
Le Conseil d’État en déduit que les articles 145 et 216 du CGI qui transposent les objectifs de l’article 4 de la directive 90/435/CEE, repris à l’article 4 de la directive 2011/96/UE, doivent être lus à la lumière de ces objectifs. Dès lors, de 2 choses l’une :
* soit l’article 4 des directives doit être interprété comme incluant une condition implicite en matière de bénéficiaire effectif ; les articles 145 et 216 doivent alors être interprétés comme incluant aussi une telle condition ; donc pas de discrimination entre les sociétés mères UE et les sociétés mères françaises ;
* soit l’article 4 des directives ne contient pas une telle condition ; les articles 145 et 216 doivent alors être interprétés comme ne prévoyant pas une telle condition ; la discrimination entre les sociétés mères UE et françaises à raison du traitement des dividendes versés par une filiale française est ainsi uniquement imputable à la directive et non au droit national.
Dans les deux cas, aucune atteinte à la liberté d’établissement n’est imputable à la loi nationale ; c’est une solution qui permet au Conseil d’État d’éviter de trancher la redoutable question de savoir si l’article 4 de la directive 2011/96/UE contient une condition implicite de bénéficiaire effectif ;
3°) enfin, le Conseil d’État substitue ce motif à celui retenu par la cour, tiré de ce que la liberté d’établissement n’est pas invocable, faute pour la société mère luxembourgeoise d’avoir eu la qualité de bénéficiaire effectif des dividendes versés par sa filiale, motif qui n’est pas évident.
- au point 8 : le Conseil d’État écarte le moyen, moins important, tiré de ce que la remise en cause de l’exonération de la retenue à la source sur le fondement de l’article 119 ter pèse uniquement sur la filiale distributrice française tandis qu’une société mère française supporte seule la remise en cause du régime mère-fille dont elle aurait indûment bénéficié. Le Conseil d’État juge simplement que la circonstance qu’une filiale distributrice établie en France soit redevable de la retenue à la source prévue au 2 de l’article 119 bis est inhérente à cette technique d’imposition et sans incidence sur la qualité de contribuable de la société bénéficiaire non résidente à laquelle la filiale peut demander la restitution de cette imposition payée pour son compte (CE, 15 nov. 2021, n° 453022, Min. c/ Sté Palomata : FI 1-2022, n° 7, § 6, comm. L. Chesneau).
- au point 9 : le Conseil d’État écarte le moyen, moins important également, tiré de ce que le taux d’imposition appliqué à la filiale, suite à la remise en cause de l’exonération de la retenue à la source, est plus élevé que celui auquel serait soumise la société mère française en cas de remise en cause du régime mère-fille, au motif que la circonstance que la retenue à la source qui n'a pas été spontanément prélevée soit établie sur une assiette en dehors n’a ni pour objet ni pour effet d’appliquer à l’assiette brute ainsi reconstituée un taux supérieur à celui prévu à l’article 187 du CGI, lequel est inférieur au taux de l’impôt sur les sociétés l’année d’imposition en litige.
> au point 12, le Conseil d’État formalise les solutions du 13 octobre 1999, Min c/ Diebold Courtage (CE, 13 oct. 1999, n° 191191, Min. c/ SA Diebold Courtage : Rec. Lebon, p. 307) et du 21 novembre 2016, Sté Eurotrade Juice (CE, 23 nov. 2016, n° 383838, Eurotrade Juice : Lebon T.) ;
> au point 14, le Conseil d’État reprend la décision du 21 novembre 2016, Sté Eurotrade Juice, en l’étendant à l’article 9 de la convention franco-allemande. Le Conseil d’État en tire la conclusion que les conventions fiscales franco-luxembourgeoise et franco-allemande ne sont pas applicables lorsque le récipiendaire de dividendes de source française, résident du Luxembourg ou d’Allemagne, n’en est que le bénéficiaire apparent. En revanche, elles sont susceptibles de s’appliquer lorsque le bénéficiaire effectif de tels revenus réside dans l’un ou l’autre de ces États, quand bien même elles auraient été versées à un intermédiaire établi dans un État tiers ;
> au point 15, implicitement le Conseil d’État juge que le contribuable peut demander l’application de la convention conclue avec l’État de résidence du bénéficiaire effectif ; ceci complète la solution du 20 mai 2022, Sté Planet (CE, 20 mai 2022, n° 444451, Sté Planet, concl. C. Guibé : FI 3-2022, n° 5.1.2, comm. C. Valentin et J. Brasart) s’agissant de l’administration.